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Depuis de nombreuses années, je m’intéresse à la manière de transmettre la mémoire par le spectacle vivant, notamment en utilisant le genre du théâtre musical chanté. J’ai exploré des formes, plus ou moins scénarisées, plus ou moins dialoguées. Je vous présente ici trois spectacles dont j’ai écrit le texte et qui ont été joués par moi ou par d’autres — et dans ce cas, j'en signais aussi la mise en scène.
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— Extrait 2 —
Chanté :
La rose et le réséda, mélodie de Georges Auric
sur le poème de Louis Aragon.
La chanteuse :
Elle était agent de liaison, Réseau Goélette, immatriculée à Londres au grade fictif de sous-lieutenant. C’était un réseau de renseignement qui recevait et envoyait beaucoup de données sensibles. Elle décodait les messages et faisait passer des documents, de l’information, un peu de matériel. En public, il fallait faire bonne impression, être discret, sur ses gardes, principalement dans les trains où il y avait de nombreux contrôles. Les agents devaient ruser : éviter les fouilles, ne pas avoir l’air suspect ou même simplement sortir du lot.
Le pianiste :
À leur place, est-ce que je l’aurais fait ? Je veux dire : au risque de la prison ou même de ma vie, est-ce que je l’aurais fait ? Quand passe-t-on à l’acte ? Quel est le déclic ? Toi, tu l’aurais fait ?
À quel moment n’est-il plus possible de continuer sans agir, quelles qu’en soient les conséquences ? Le contexte c’était quand même l’occupation, la surveillance, les dénonciations !
(ironique) Avec la Liberté et l’Égalité, le mot Fraternité avait même disparu de la devise de l’État vichyste : « Tracas, Famine, Patrouille » !
La chanteuse :
Il y avait les réseaux clandestins. C’était dangereux, mais ça permettait de se sentir plus forts, de résister ensemble.
Le pianiste, comme en écho :
Tout seul on ne peut rien…
La chanteuse :
Leur réseau a été arrêté à Vichy sur dénonciation, lors d’une réunion secrète dans le consulat du Portugal, inoccupé.
Le pianiste :
Comment sais-tu tout cela ? Elle vous en parlait ?
La chanteuse :
À mots pudiques, tout en retenue, mais sans jamais se défausser… – un temps, elle se remémore.
À 26 ans, elle crachait ses dents.
Ils lui ont fait cracher ses dents, par terre, à coups de poings. À chaque fois qu’ils cognaient, elle lâchait quelque chose, mais une information qu’ils avaient déjà. Elle laissait entendre qu’elle en savait plus. Elle gagnait du temps, question de survie… et ça recommençait.
Ils l’ont tous frappée : la police française, la Gestapo, la milice… Des jours et des jours. Des semaines.
Pour faire tomber les dents, celles du fond, des deux côtés, il faut frapper fort.
Le pianiste :
C’est ignoble
La chanteuse :
C’est la guerre… elle nous a raconté bien pire. Et elle a tu des choses aussi : les mots sont impuissants à décrire l’horreur. À sa sortie, elle ne pèsera plus que 36 kilos.
Elle reste enfermée quatre mois à la prison des Brosses, dans l’eau, la crasse, la vermine.
Elle est emprisonnée et elle est veuve : Joseph, arrêté, a été exécuté par la milice peu de temps avant ; leur mariage aura duré 6 mois.
Chanté :
Extrait de The Fairy Queen
« O let me weep » (The plaint) - Henry Purcell
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Lorsque j'étais enfant, je traînais les pieds pour aller aux champignons.
J'avais pourtant un petit panier en osier et un joli couteau pliant au manche blanc nacré. Quand on ouvrait le panier, il grinçait légèrement.
Je ne sais pas si ma mauvaise vue en était la cause, mais je ne voyais rien d'extraordinaire parmi les feuilles mortes des sous-bois ni dans l'herbe des prés. Et, si, miraculeusement, je découvrais quelque chose, c'était invariablement une russule toute rouge, un vieux coprin chevelu ou des vesses-de-loup que, du moins, je pouvais faire exploser d'un coup de pied.
Le Gino, lui, même quand il conduisait sa voiture... il repérait les places à morilles. Il fallait alors avoir de bons réflexes, car il appuyait simultanément sur le frein et l’accélérateur en
s’écriant : « là ! il y en a, là il y en a... je vais revenir ».
9e morceau chanté
Chanson à manger
Charles Lemaire (1669)
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Le 9 avril 1944, jour de Pâques, Gino et Solange devaient se marier à Saint-Claude. Mais c'est justement le jour où les nazis donnèrent l'ordre à tous les hommes de la ville de se regrouper sur la place du Pré pour un contrôle d'identité. Le Gino qui était aux Trois maisons, juste au-dessus de la ville, avait été prévenu par la résistance que c'était un guet-apens. Il est resté chez lui, a repoussé son mariage d'une semaine, et a sauvé sa peau.
Le 10 avril 1944, le lendemain de la rafle de Pâques, 307 déportés partaient dans des wagons à bestiaux pour Buchenwald et Dora.
À Génissiat aussi, tous les hommes de plus de dix-huit ans ont reçu l’ordre de se regrouper. René, le plus jeune frère de Gino a eu la mauvaise idée d’aller dire au revoir à ses copains. Il n’avait que seize ans, mais c’était un grand gaillard.
Les Allemands n’ont jamais cru qu’il était si jeune : ils l’ont embarqué avec les autres et déporté dans le camp de Mauthausen.
Il est revenu en France après la guerre, mais il est mort presque aussitôt. De lui je ne connais qu’un beau portrait...
18e morceau chanté
D'une prison – Raynaldo Hahn (1892)
sur un poème de PaulVerlaine
Scène 2
dans le salon de Paulette Darty
Paulette
Pendant le monologue, Paulette arrange son intérieur : elle dispose un drapé et une brassée de fleurs sur le piano…
Paulette Darty : (pour elle-même) Et ce cher Monsieur Satie qui n’est toujours pas arrivé… Je vais bientôt en concevoir de l’inquiétude. Doit-il venir en droite ligne de son domicile d’Arcueil – à pied comme de coutume – ou bien sera-t-il passé auparavant rendre ses habituelles visites aux cabarets de Montmartre… l’Auberge du Clou… ou le Chat noir ?
(Soudainement) Lui ai-je bien envoyé la somme qu’il sollicitait ? (Réfléchissant) Oui ! Dame, comment est-il possible qu’à son âge un homme si talentueux et si spirituel se débatte encore dans de perpétuelles difficultés financières ? Mais son heure viendra ; par chance il est très entouré, malgré sa tendance aux fâcheries…
Il m’a écrit qu’il serait accompagné et qu’il voulait m’en faire la surprise. Peut-être est-ce la personne en question qui l’aura retardé,… oui, sans doute…
(Entendant les visiteurs) Ah, justement !
Satie, Jane, Paulette
Satie entre avec Jane Bathori, en tenant son parapluie sous sa redingote.
Satie : Ma Bonne Dame ! Je vous présente Jane Bathori, connue du tout Paris ; une fort gentille amie.
Paulette Darty : Très honorée et ravie de vous recevoir. Savez vous, Madame, que je garde un souvenir bien vif et ému de cette soirée où vous chantâtes Asie, la mélodie du Schéhérazade que Ravel écrivit pour vous ?
Jane Bathori : Je vous remercie Madame, mais moi-même je suis flattée de pénétrer le salon de la fameuse « Reine des Valses lentes » dont Monsieur Satie nous parle tant.
Paulette Darty : Ah ! Monsieur Satie ! (à Jane) Veuillez prendre vos aises… (à Satie) Cher ami, habituellement, vous passez plus tôt…
Satie : C’est que j’arrive du « Patronage Laïque », qui vient de donner sa grande matinée artistique annuelle. Figurez-vous qu’ils reconnaissent avoir eu un bénéfice de onze francs quarante-cinq centimes. Quelle veste !
Paulette Darty : L’année dernière il me semble que nous eûmes — si j’ose dire — deux cents francs de bénéfice…
Satie : Grâce à vous, chère Divette, grâce à vous.
Paulette Darty : Oh… mais votre musique n’y était pas étrangère, Monsieur ! À ce propos, nous avez-vous apporté quelques nouvelles pages de votre main ?
Satie : En effet, et je ne connais encore ces feuillets que par la bouche de mon humble plume. Les chanterez-vous ?
Paulette Darty : De bonne grâce ! Ma chère, s’il vous plaît de lire la première…
Jane Bathori : (lisant le titre) Elle vous est dédicacée Madame Darty et c’est une valse lente, d’ailleurs, qui a pour titre « Je te veux »…
Paulette Darty : (avec une certaine excitation) Je l’écoute !
Chanté (Jane)
« Je te veux »
sur un texte de Henry Pacory
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